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Article publié le 05/02/2021
Mis à jour le 08/02/2021

Histoire : François Vatel, cuisinier politique

© Édouard François Zier

Il avait fait de la cuisine une arme politique à part entière. Organisateur de génie des festins royaux de Chantilly, en Hauts-de-France, François Vatel a consacré sa vie, jusqu'au suicide, à porter au plus haut le rayonnement de la gastronomie française.

Faisans, perdrix, ortolans, vaisselle en or et vins fabuleux… C’était au temps où les grands de France s’affrontaient, s’humiliaient, se réconciliaient et scellaient le sort des Peuples à coups de banquets et de grands dîners. C’est ainsi, au 17e siècle, en Hauts-de-France, précisément à Chantilly, et grâce au génie d’un homme des Flandres, François Vatel, qu’est née à travers le monde la réputation gastronomique de notre pays.

Nous sommes en 1653. Le roi Louis XIV, qui n’a que 15 ans, règne sur un Royaume de France en proie aux difficultés financières et aux rivalités internes. En réalité, c’est le tout puissant Cardinal Mazarin, expert en intrigues politiques, qui dirige en qualité de Premier Ministre le pays d’une main de fer. Pour redresser le Royaume, Mazarin nomme "surintendant des finances" un homme riche et habile pour les questions d’argent : Nicolas Fouquet.

L'humiliation et la colère de Louis XIV

Résident au château de Vaulx-le-Vicomte qu’il vient de faire construire, non loin de Paris, le surintendant affiche sans complexe sa puissance. Il veut signifier au tout jeune monarque que c’est lui, l’homme fort du royaume. Alors, pour l’inauguration de son château, un soir d’été, Nicolas Fouquet invite à sa table le roi Louis XIV, la reine mère Anne d’Autriche ainsi que toute la cour. Il charge un tout jeune homme, un peu timide mais organisateur surdoué et cuisinier de génie, François Vatel, d’organiser des agapes "éblouissantes".

La fête est grandiose : 80 tables, 30 buffets couverts de faisans, de cailles, d’ortolans, de perdrix… La vaisselle est en or massif et en argent. Un orchestre de 30 musiciens joue la musique de Lully tandis que le grand Molière, de la fête également, fait jouer une comédie-ballet spécialement écrite pour l’occasion. Fouquet et Vatel triomphent, mais Louis XIV et sa cour rongent leur frein. Financièrement exsangue, le Roi n’oublie pas qu’il dû faire fondre sa vaisselle d'or pour renflouer les caisses du Royaume englué dans la guerre de Trente Ans. Il est humilié.

Au moment où un feu d’artifice illumine le ciel au-dessus du château, Louis XIV, ivre de rage, aura ces mots : "Il faudra faire rendre gorge à tous ces gens ". Ni une ni deux, il fait arrêter Fouquet par un certain D’Artagnan quelques semaines plus tard, et le remplace par Colbert. De son côté, craignant pour sa vie, Vatel s’enfuit en Angleterre.

À Chantilly, un repas pour marquer l'histoire et servir les intérêts politiques du Grand Condé

Mais sa réputation de génie des agapes le suit jusque de l’autre côté de la Manche. À tel point qu’un autre puissant rival du Roi de France, Louis II de Bourbon, dit " le Grand Condé" qui vit au château de Chantilly, en Hauts-de-France, l’appelle à son service. Il veut, lui aussi, utiliser les talents culinaires de Vatel pour servir ses intérêts politiques.

Nommé "contrôleur général de la bouche du Grand Condé", c’est donc François Vatel qui organisera dans le domaine de Chantilly  un nouveau dîner en présence de Louis XIV. Mais cette fois la donne a changé. Le roi a aujourd’hui 33 ans, s’est refait une santé financière et il a lancé les travaux du château de Versailles. Stratège, le Grand Condé ne cherche pas, comme le fit Fouquet, à l’humilier, mais surtout à l’amadouer. Il charge alors Vatel, expert dans l’art d’accommoder plaisirs de la table et politique de préparer une grande fête de trois jours et trois nuits avec des banquets somptueux pour séduire Louis XIV et les pas moins de 3 000 convives qui composent sa cour.

La mission de Vatel est claire : pas un seul faux pas pour cet événement qui doit marquer l’histoire et permettre au Grand Condé de revenir au premier plan politique pour faire oublier sa participation à la Fronde deux décennies plus tôt. Il souhaite aussi, pour renflouer ses caisses, obtenir du roi qu’il "loue" son armée très puissante dans la guerre que Louis XIV prépare contre la Hollande. Les enjeux politiques de cette réception sont immenses et une grosse pression pèse sur les épaules de Vatel. Il n’a pas le droit à l’erreur et il le sait.

12 nuits sans dormir

Rien, pourtant, ne se passe comme prévu. Le premier jour, quelques dizaines de convives en plus de la liste des invités se présentent à table. On les installe mais, sur deux tables, il manque du rôti. Si personne ne s’en offusque vraiment, Vatel qui, dit-on, n’a pas dormi depuis 12 nuits pour préparer ce banquet est à bout nerf et se sent personnellement humilié. Mais il encaisse le coup.

Le lendemain, un vendredi, Vatel a prévu comme il se doit de servir du poisson aux 3 000 invités.  Il le veut extra frais et pêché dans les eaux de Boulogne-sur-Mer et de la baie de Somme, où il a envoyé ses acheteurs. Soles, turbots, barbues, carrelets et limandes, sans compter profusion de coquillages sont au menu.

Au terme d’une énième nuit blanche, au petit matin, Vatel attend donc sa commande de produits de la mer, prêt à lancer ses commis pour les préparations. Mais sur les centaines de poissons commandés, deux paniers seulement arrivent, à peine remplis. Les heures passent… toujours rien, pas de poisson. Pris de panique, Vatel confie alors à un responsable du château : "Monsieur, je ne survivrai pas à cet affront-ci, j’ai de l’honneur et de la réputation à perdre".

Dans le monde entier, le symbole de la gastronomie française

Alors que tout le monde le rassure, lui conseillant d’attendre patiemment les poissons, Vatel, pris de folie soudaine, rejoint sa chambre et, dans une succession de râles, se jette violemment, par trois fois, sur son épée coincée dans l’embrasure de la porte. Au moment précis où le troisième coup d’épée lui enlève la vie, un bruit sourd et rythmé de roues résonne sur les pavés de la majestueuse entrée du domaine de Chantilly. C’est le convoi des charrettes arrivées de Boulogne, gorgées de poisson frais et ruisselants.

Au prix exorbitant de sa vie, Vatel venait d’entrer dans la légende, faisant de son nom le symbole de la gastronomie française dans le monde entier. Le poisson ne fût jamais mangé et le Grand Condé se réconcilia durablement avec le roi Soleil. Inventeur de l’idée de dîner politique, et par extension du repas d’affaires, Vatel aura finalement réussi à mener à bien sa dernière mission.

Nul ne sait exactement où François Vatel a été inhumé, les suicidés n’ayant pas le droit à une sépulture au 17e siècle.  Selon diverses sources, il reposerait de façon anonyme dans le petit cimetière de Vineuil-Saint-Firmin. Juste en face du domaine de Chantilly.